Michel Serres : « Plus que jamais, la science peut se raconter »
et aussi - 29/07/2014 par Marie-Laure Théodule (640 mots)
Retrouvez l’intégralité de cette interview ici ou dans le n°490 de La Recherche, Les 40 livres de science indispensable.
LA RECHERCHE : Selon vous, comment peut-on raconter la science aujourd'hui ?
MICHEL SERRES : Le mot le plus important que vous avez prononcé est « raconter ». Beaucoup de scientifiques aujourd'hui seraient outrés par ce mot parce que pour eux la science ne se raconte pas, elle se démontre. Eh bien, je crois qu'ils se trompent. D'ailleurs, la science a été racontée. La société a longtemps disposé de plusieurs courroies de transmission : l'école, l'université, mais aussi des livres qui ont joué le rôle de relais. Notamment au XIXe siècle, où il existait un désir profond d'associer le grand public aux découvertes scientifiques.
Quels livres par exemple ?
M.S. Je pense en particulier à l'Astronomie populaire de Camille Flammarion (lire p. 42) : publiée en 1880, cette somme, qui se lit comme un roman, a remporté un énorme succès populaire. L'auteur, passionné d'astronomie et autodidacte a utilisé tous les artifices littéraires pour sensibiliser le lecteur aux découvertes. Et l'ouvrage contribua grandement à lancer la maison d'édition d'Émile, le frère cadet de Camille. L'autre grand intermédiaire entre les scientifiques et le grand public au XIXe siècle, c'est Jules Verne. Avec ses romans, il permettait au lecteur d'accéder aux connaissances des savants de l'époque : la géologie dans Voyage au centre de la terre, l'océanographie dans Vingt mille lieues sous les mers, l'astronomie dans De la Terre à la Lune, et ainsi de suite. Il y avait là une courroie de transmission très intéressante et utile.
On devrait renouer avec cette tradition ?
M.S. Il me semble que oui. Car ce qui est nouveau, c'est que depuis quelque temps, les scientifiques savent dater l'objet de leur recherche : ils ont su dater le Big Bang, la formation des planètes, leur refroidissement, l'origine de la Terre, la première molécule qui se replie, le début du réchauffement climatique, etc. En 1990, on m'avait demandé de donner une conférence à l'Académie des sciences ; j'ai salué les scientifiques en leur disant : « Vous m'avez tous appris beaucoup de choses et je vous en remercie mais au fond, vous ne m'avez appris qu'une chose : aujourd'hui vous savez chacun dater l'objet de vos recherches. » Et toutes ces dates, en s'enchaînant, permettent pour la première fois sans doute de formuler le « grand récit » de l'histoire du monde.
Pourquoi qualifiez-vous ce récit de « grand » ?
M.S. Je dis « grand », car du point de vue de la durée c'est le plus long récit que l'on puisse imaginer : il va du Big Bang jusqu'à aujourd'hui. Mais je le dis aussi un peu par provocation, pour me moquer de certains philosophes contemporains qui prétendent que l'originalité de notre époque est la suppression des grands récits, comme la Bible par exemple. Je pense qu'ils se trompent : c'est justement à notre époque que le grand récit devient possible, grâce à la datation.
Cette possibilité de dater qu'apporte-t-elle de différent ?
M.S. C'est très simple. Mettez-vous dans l'esprit des gens du XVIIIe siècle. Diderot et D'Alembert inventent quelque chose de remarquable : l'Encyclopédie. Ils ont recruté tous les savants de l'époque. Pour faire quoi ? Un dictionnaire. Ils ne peuvent pas ordonner les sciences, donc ils les classent par ordre alphabétique. Eh bien, maintenant c'est fini, la science ne se présente plus comme une encyclopédie, mais comme un grand récit. La datation permet de raconter la science comme une sorte d'aventure énorme qui est arrivée à la totalité de l'existant. Et cela, c'est passionnant !
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