Article | 08/03/2023
Résumé
Caractérisation du rejet des failles activées lors des séismes du 6 février 2023 en Turquie par interférométrie RADAR et corrélation d’images. Contexte géodynamique de la plaque anatolienne.
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Table des matières
Le 6 février 2023, deux séismes ont eu lieu à quelques heures d'intervalle dans le centre-Sud de la Turquie, à une centaine de kilomètres au Nord de la frontière avec la Syrie [14]. Le premier, à 1h17 UTC, nommé séisme de Gaziantep, est de magnitude 7,8, alors que le second, à 10h24 UTC, celui d'Elbistan, est de magnitude 7,5 . Un troisième séisme de magnitude 5,5 a eu lieu le 20 février à 17h07 UTC. La Turquie n'avait pas connu de séismes aussi meurtriers depuis les séismes d'Izmit de 1999. Le but de cet article est de montrer l'apport de la télédétection dans la caractérisation de cet évènement. Aucun commentaire ne sera fait sur la catastrophe humaine provoquée par ce séisme, dans la mesure où l'écriture de cet article est faite à chaud, avec peu de recul.
La télédétection permet de caractériser finement les déplacements liés aux processus géologiques. Parmi eux, l'interférométrie RADAR et les techniques de corrélation d'images permettent de construire des cartes précises de la déformation et de mieux caractériser les propriétés des grands séismes. Après avoir présenté les données sismiques, on se penchera sur deux interférogrammes ayant couvert les deux séismes du 6 février, puis on remettra l'étude de ces interférogrammes dans le contexte tectonique de la Turquie.
Caractérisation de la déformation liée aux séismes du 6 février
Interférogrammes enroulés
L'interférométrie RADAR permet de mesurer la déformation du sol avec une précision centimétrique sans avoir besoin d'instruments au sol. Cette mesure nécessite deux images, l'une prise avant l'évènement (image de référence) ayant provoqué la déformation, et l'autre prise après l'évènement (image esclave). Les satellites émettent un signal RADAR, qui est rétrodiffusé par le sol vers le satellite. Le satellite mesure l'intensité du signal réfléchi, ainsi que la phase, dont la valeur dépendra de la distance parcourue par le signal RADAR. La mesure de la déformation est faite en comparant la phase du signal reçu pour chaque pixel entre les deux acquisitions. Cette déformation n'est connue qu'à 2π près, d'où l'apparition de "franges" sur les interférogrammes dits enroulés (déplacements mesurés en longueur d’onde du signal). La mesure de la déformation correspond plus précisément à la quantité de déplacement dans la direction du satellite (Line Of Sight – LOS, ou ligne de visée), le satellite prenant une image en "regardant" vers sa droite (pour plus de précisions, on se reportera vers l'article Interférométrie radar : principes et utilisation dans la surveillance de la déformation du sol).
Les satellites de la constellation Sentinel-1 de l'ESA imagent en permanence la surface du sol, en parcourant une orbite polaire : ils peuvent prendre des images au cours de leur remontée vers le Nord (passe ascendante) ou lors de leur descente vers le Sud (passe descendante). Comme il "regardent" vers leur droite, un interférogramme calculé en passe ascendante correspondra approximativement à une ligne de visée vers l'Est, alors que la ligne de visée sera vers l'Ouest en passe descendante.
Les deux interférogrammes mesurent la même déformation et ont pourtant deux aspects différents. Ceci est la conséquence des directions relatives de la ligne de visée et de la faille.
Source - © 2023 Aurélien Augier - CC BY-NC-SA
Source - © 2023 Images RADAR : Sentinel-1 (ESA), interférogrammes : Lazecký et al. 2020 [1] (téléchargeables sur Comet-LiCS [10]), diagramme : Aurélien Augier - CC BY-NC-SA
Source - © 2023 Images RADAR : Sentinel-1 (ESA), interférogrammes : Lazecký et al. 2020 [1] (téléchargeables sur Comet-LiCS [10]), diagramme : Aurélien Augier - CC BY-NC-SA
Interférogrammes déroulés
L'analyse des interférogrammes étant difficile, il est plus commode de convertir la mesure en radian (modulo 2π) en une mesure en mètres, ce qui est possible puisque une frange de déformation correspond à une demi-longueur d'onde du signal RADAR utilisé. Cette conversion s'appelle "déroulement" de l'interférogramme, et permet de mieux visualiser la déformation (la mesure en mètre est aussi pratique pour intégrer ces données dans des modèles qui permettent de retrouver les paramètres de la source à l'origine de la déformation).
Source - © 2023 Images RADAR : Sentinel-1 (ESA), interférogrammes : Lazecký et al. 2020 [1] (téléchargeables sur Comet-LiCS [10]), diagramme : Aurélien Augier - CC BY-NC-SA
Plusieurs évènements parasites peuvent perturber le déroulement d'un interférogramme. Si les propriétés géométriques du sol changent entre les deux acquisitions, la phase reçue par le satellite reflètera ces changements de propriétés et le signal correspondant au déplacement sera alors partiellement noyé dans ces signaux parasites. Ces changements de propriétés peuvent correspondre, par exemple, à des chutes de neige, à une variation de la végétation (entre l'hiver et l'été), à des coulées de lave, ou encore, dans le cas de séismes destructeurs, à des bâtiments effondrés (pour plus de détails, voir figures 12 et 13 de l'article Interférométrie radar : principes et utilisation dans la surveillance de la déformation du sol).
Mesure de la déformation par corrélation d'images
L'interférométrie ne permet de mesurer la déformation que dans l'axe de visée du satellite. En revanche, la corrélation d'images permet de mesurer la déformation horizontale (pour plus de précisions, on se reportera à l'article Corrélation d'images – Principes et utilisation dans la surveillance de la déformation du sol). Les figures suivantes montrent que la déformation peut être mesurée de cette manière.
Source - © 2023 Images visible : Sentinel-2 (ESA), animation Aurélien Augier - CC BY-NC-SA
Source - © 2023 Mis à disposition par S. Jónsson / Twitter [7]
La figure 11 montre que les deux failles ne sont pas connectées – il s'agit bien de deux séismes différents, même si le premier a pu déclencher le second. La partie Ouest de la faille Nord présente un motif de déformation typique des failles décrochantes : à l'extrémité de la faille, le champ de déformation s'éloigne de la faille comme ce qui est attendu dans ce cas (voir animation de la Figure 3). On retrouve globalement ce comportement pour la faille Sud, dont la géométrie est plus complexe.
Caractérisation 3D du champ de déformation
La combinaison de l'interférométrie et de la corrélation d'images provenant de différents satellites (visible et RADAR) permet de recalculer les composantes Est-Ouest, Nord-Sud et verticale de la déformation.
Source - © 2023 Mis à disposition par S. Jónsson / Twitter [8]
Contexte géodynamique du séisme
Source - © 2023 Aurélien Augier, d’après données Turquie : Jolivet et al. 2013 [4], Arabie : Viltres et al. 2022 [5], limites de plaques : Hasterok et al. 2022 [2], slab : Hayes et al. 2018 [3] - CC BY-NC-SA
Source - © 2023 Aurélien Augier, d’après données Turquie : Jolivet et al. 2013 [4], Arabie : Viltres et al. 2022 [5], limites de plaques : Hasterok et al. 2022 [2], slab : Hayes et al. 2018 [3] - CC BY-NC-SA
Source - © 2023 Aurélien Augier, d’après données jeu des failles : Styron et Pagani 2020 [6], mécanismes au foyer : USGS [13] - CC BY-NC-SA
Source - © 2023 Carte de déplacement mise à disposition par S. Jónsson / Twitter [7], diagrammes : Aurélien Augier - CC BY-NC-SA
Quelques images au sol des déformations provoquées par le séisme
Source - © 2023 Image d’après Onedio [9]
Source - © 2023 Animation Aurélien Augier, d’après images Sentinel-2 (ESA) - CC BY-NC-SA
Utilisation des données sismiques et de déformation pour l'estimation des aléas
Les données sismiques et de déformation permettent ainsi de quantifier l'impact d'un séisme. Cependant, ces données permettent aussi de retrouver la géométrie de la faille et de quantifier la quantité de glissement sur ses différents fragments (voir Figure 21). Un exemple d'une telle démarche est présenté par exemple à la figure 18 de l'article Interférométrie radar : principes et utilisation dans la surveillance de la déformation du sol.
Source - © 2023 Aurélien Augier, d’après données USGS [13] - CC BY-NC-SA
Si les propriétés de la faille et que la quantité de glissement sont connus, il est alors possible de calculer les variations des contraintes à proximité de la faille. Ainsi, il est possible d'avoir une idée des zones où il sera plus probable qu'un nouveau séisme ait lieu ou non (Figure 22). Ce type de carte ne correspond pas stricto sensu à une carte d'aléas, mais donne cependant une idée des variations de l'aléa provoquées par les séismes.
Source - © 2023 D’après données de Tremblor [15]
En définitive, entre 2020 et 2023, une grande section de la faille Est-anatolienne a joué. Ce décrochement senestre, en grande partie causé par la subduction hellénique et par la remontée vers le Nord de l'Arabie, correspond à une limite de plaque importante. La zone a subi plusieurs évènements majeurs au cours des deux derniers millénaires (séismes d'Antioche, actuellement Antakya, dans l'Hatay en 115 et en 526, ayant probablement provoqué indirectement chacun environ 250 000 morts, celui de 115 ayant failli couter la vie à l'empereur romain Trajan). Les données historiques semblent montrer une périodicité d'environ 150 ans pour la faille Est-anatolienne, mais les données récentes ont du mal à confirmer le concept de cycle sismique. Même si les données sismiques et de déformation permettent d'établir des cartes de variations des contraintes, il reste impossible de prévoir quand aura lieu le prochain séisme.
Bibliographie
Articles
M. Lazecký, K. Spaans, P.J. González, Y. Maghsoudi, Y. Morishita, F. Albino, J. Elliott, N. Greenall, E. Hatton, A. Hooper, D. Juncu, A. McDougall, R.J. Walters, C.S. Watson, J.R. Weiss, T.J. Wright, 2020. LiCSAR: An Automatic InSAR Tool for Measuring and Monitoring Tectonic and Volcanic Activity, Remote Sensing, 12, 15, 2430 [Open Access]
D. Hasterok, J.A. Halpin, A.S. Collins, M. Hand, C. Kreemer, M.G. Gard, S. Glorie, 2022. New Maps of Global Geological Provinces and Tectonic Plates, Earth-Science Reviews, 231, 104069 [preprint pdf]
G.P. Hayes, G.L. Moore, D.E. Portner, M. Hearne, H. Flamme, M. Furtney, G.M. Smoczyk, 2018. Slab2, a comprehensive subduction zone geometry model, Science, 362, 6410, 58-61
L. Jolivet, C. Faccenna, B. Huet, L. Labrousse, L. Le Pourhiet, O. Lacombe, E. Lecomte, E. Burov, Y. Denèle, J.-P. Brun, M. Philippon, A. Paul, G. Salaün, H. Karabulut, C. Piromallo, P. Monié, F. Gueydan, A.I. Okay, R. Oberhänsli, A. Pourteau, R. Augier, L. Gadenne, O. Driussi, 2013. Aegean tectonics: Strain localisation, slab tearing and trench retreat, Tectonophysics, 597-598, 1-33 [pdf version révisée]
R. Viltres, S. Jónsson, A.O. Alothman, S. Liu, S. Leroy, F. Masson, C. Doubre, R. Reilinger, 2022. Present-day motion of the Arabian plate, Tectonics, 41, e2021TC007013 [pdf version acceptée]
R. Styron, M. Pagani, 2020. The GEM Global Active Faults Database, Earthquake Spectra, 36, 1_suppl, 160-180 [Available Access]
Sites et documents en ligne
S. Jónsson. 2023 (a). @Sjonni_KAUST sur Twitter (déplacements horizontaux de surface)
S. Jónsson, 2023 (b). @Sjonni_KAUST sur Twitter (champ de déplacement en 3D)
Onedio, 2023. @Onediocom sur Twitter (glissement de terrain dans la zone de Tepehan)
COMET-LiCS, Sentinel-1 InSAR portal (page relative au séisme du 6 février 2023 en Turquie)
The Sun, 2023. Drone footage shows huge surface destruction caused by earthquake in Turkey sur YouTube
H. Tobin, 2023. @Harold_Tobin sur Twitter (route “cisaillée”)
EMSC-CSEM (European-Mediterranean Seismological Centre), Earthquake Information
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