C’est
un drôle de singe qui se promenait dans les forêts d’Allemagne, il y a
11,62 millions d’années. Le représentant d’une espèce inconnue, mis au
jour sur le site de Hammerschmiede (Allemagne) et baptisée
Danuvius guggenmosi.
A l’instar des hominines, les ancêtres des hommes et leurs proches
cousins qui sont apparus au moins 4 millions d’années plus tard, il
marchait sur ses deux pattes arrière. Une découverte inédite pour une
période aussi lointaine effectuée par Madelaine Böhme de l’Université de
Tübingen (Allemagne) et
publiée dans la revue Nature.
Ce sont les restes d’au moins quatre individus qui ont permis à la
chercheuse allemande et son équipe de conclure à la découverte de cette
nouvelle espèce de grands singes.
Il y a 11 millions d’années,
l’Europe n’avait pas grand-chose à voir avec ce que nous connaissons.
La faune y était particulièrement riche. Les animaux évoluaient
globalement dans un environnement tropical. Sur le site de
Hammerschmiede, de nombreuses autres espèces de vertébrés ont été mises
au jour. Il n’y a donc rien de très surprenant d’imaginer un singe se
promener dans ces contrées. En revanche, le mode de locomotion proposé
par Madelaine Böhme et son équipe a de quoi surprendre. «
En fait, ces conclusions confirment des hypothèses qui faisaient débat dans la discipline, explique
Gilles Berillon paléoanthropologue au Muséum national d’Histoire naturelle.
La
bipédie, un des modes posturaux parmi de multiples disponibles dans
leur répertoire, a très bien pu être utilisée chez certains grands
singes dans des contextes différents et de manière diversifiée. Ici, la
forme du tibia par exemple laisse peu de doute sur sa bipédie : il est
vertical et perpendiculaire aux pieds. Pareil pour les hanches qui
indiquent clairement la manière dont s’emboîtaient les fémurs " sous "
le pelvis. »
"La bipédie est donc un phénomène bien plus divers qu’on a pu le penser."
« Les plus vieux hominines que l’on connaisse datent d’environ 7
millions d’années et ont été découverts en Afrique de l’Est et centrale, ajoute
Guillaume Daver paléoanthropologue à l’université de Poitiers.
L’environnement
d’alors en Europe connaissait une période de mutation où des forêts
tropicales laissent place à des paysages plus ouverts. » On a longtemps pensé que c’est ce changement climatique qui avait poussé les ancêtres des hommes vers la bipédie en Afrique. Or
Danuvius guggenmosi vivait, lui, dans un environnement boisé, dans des forêts qui devaient ressembler aux forêts tropicales. « Danuvius guggenmosi
qui devait peser entre 17 et 31 kg marchait donc sur deux pattes mais se suspendait aussi aux arbres, continue Guillaume Daver.
Pour
se déplacer, il alternait sans doute ces deux modes de locomotion. »
« On assimile la bipédie au fait de se redresser ; en fait ce mode, qui
existe chez les grands primates a pu être davantage utilisé au dépens
d’autres comme la quadrupédie ; ce n’est donc pas littéralement un
redressement, ajoute Gilles Berillon
. C’est une
caractéristique qui a pu exister chez d’autres grands singes du
Miocène, comme les oréopithèques qui ont vécu un peu plus tard, il y a 8
millions d’années. De nos jours, on constate que d’autres espèces de
singes peuvent marcher sur deux jambes, bien qu’on n’en trouve pas les
marqueurs habituels sur leur squelette. La bipédie est donc un phénomène
bien plus divers qu’on a pu le penser. »
Les grands singes ont fini par disparaître d’Europe il y a 8 millions
d’années. Si cette découverte permet de confirmer l’hypothèse d’une
bipédie précoce et diversifiée, elle alimente aussi un autre débat entre
spécialistes. Les grands singes bipèdes, ancêtres des premiers hommes,
sont-ils les descendants de ces singes européens ?
« Il y a deux solutions, explique Guillaume Daver.
L’Europe
a connu un bouleversement climatique qui a profondément modifié
certains environnements. Ces primates ont donc très bien pu tout
simplement disparaître, sans donner de descendance. Mais rien n’indique
non plus, que ces singes n’ont pas suivi cette rétractation du couvert
forestier vers l’Afrique. » Les forêts tropicales n’ont
pas disparu subitement d’Europe. Leur superficie s’est rétrécie, leurs
habitants, plutôt que de s’adapter à de nouveaux environnements, ont pu
suivre ce rétrécissement qui, au fil des millénaires et des générations,
les aurait confinés en Afrique. Une chose est certaine, quand
Homo erectus, le plus vieux représentant du genre Homo connu en Europe, est arrivé d’Afrique il y a plus de deux millions d’années, il n’a croisé sur sa route aucun autre grand singe bipède.
Vincent Bordenave
Crédit photo : Christoph Jäckle