dimanche 18 novembre 2018

Pourquoi la diversité biologique est la condition de notre survie


File 20181114 194500 fastu7.jpg?ixlib=rb 1.1
Efflorescences de cyanobactéries Hydrocoleum. Philippe Bourjon/Wikipedia, CC BY-SA
Eric Muraille, Université Libre de Bruxelles
La diversité, qu’elle soit de nature génétique, morphologique, comportementale ou écologique, est au cœur de nombreuses controverses. Elle fascine ou inquiète. Mais qu’est-ce que la diversité biologique ? Quelle est son utilité, comment est-elle générée et quelles sont les conséquences prévisibles d’une réduction de cette diversité ?

L’incroyable diversité du vivant

Les sciences de la vie n’ont que récemment commencé à se figurer l’ampleur réelle de la diversité des formes de vie et la difficulté pour la quantifier. Les estimations récentes de la diversité totale des eucaryotes se situent dans une fourchette de 1 à 5 × 107 espèces. Bien qu’environ seulement dix mille espèces de procaryotes aient été décrites, principalement parce que seul un nombre restreint de bactéries peuvent être cultivées en laboratoire, des approches moléculaires indirectes (sans culture) basées sur l’analyse de l’ADN extrait de l’environnement suggèrent qu’il pourrait exister 109 ou plus d’espèces procaryotes. Cependant, même ces chiffres déjà astronomiques ne reflètent pas la diversité réelle des formes de vie.
Premièrement, la diversité génotypique au sein d’une même espèce de procaryote peut être incroyablement élevée. Les membres d’une espèce bactérienne partagent certaines parties de leurs génomes codant pour des fonctions métaboliques et informationnelles essentielles (ce que l’on appelle le core genome), mais portent souvent des séquences uniques, spécifiques à une souche, servant à l’adaptation aux pressions environnementales locales. Dans le cas de la bactérie Escherichia coli, le core genome ne représente que 6 % des gènes présents dans 61 souches séquencées.

La bactérie E.coli. Eric Erbe, digital colorization by Christopher Pooley, USDA

Deuxièmement, la diversité phénotypique des formes vivantes est très supérieure à leur diversité génotypique. Les entités biologiques peuvent présenter des cycles de vie complexes comprenant des états de différenciation multiples et afficher une plasticité phénotypique. Celle-ci peut conférer la capacité d’anticiper des changements saisonniers prévisibles ou de réagir à des changements imprévisibles en remodelant les processus physiologiques pour compenser les effets potentiellement négatifs de conditions environnementales changeantes.
Troisièmement, les individus génétiquement et morphologiquement identiques peuvent aussi exprimer une diversité comportementale considérable. Bien que la variation du comportement des individus dans les sociétés d’insectes eusociaux soit décrite depuis l’Antiquité, l’existence d’une spécialisation comportementale individuelle est maintenant bien documentée dans tout le règne animal.

Pourquoi une telle diversité ?

Darwin avait déjà proposé que la diversité des espèces puisse augmenter la productivité des écosystèmes en raison de la division du travail entre celles-ci, suggérant que chaque espèce serait unique dans la façon dont elle exploite son environnement. Il s’ensuit que les systèmes riches en espèces pourraient exploiter les ressources plus efficacement que les systèmes pauvres en espèces (effet de complémentarité).
La diversité rendrait aussi les écosystèmes, les espèces et les populations plus résistants aux stress environnementaux. Un grand nombre d’espèces pourrait impliquer un certain niveau de redondance fonctionnelle : la perte d’une espèce aurait moins d’effet dans un écosystème diversifié que dans un écosystème pauvre en espèces (effet d’assurance). La diversité génotypique ou phénotypique au sein d’une population de la même espèce améliorerait également la résistance aux changements environnementaux. Il est par exemple bien documenté que la diversité d’une population peut augmenter sa résistance aux épidémies.
La diversité pourrait aussi favoriser l’apparition de comportements collectifs complexes. L’émergence de ces comportements ne nécessite absolument pas l’existence d’un système nerveux, comme le démontre l’existence chez certaines espèces bactériennes d’une division coopérative du travail. Celle-ci permet aux groupes de bactéries d’assumer des tâches incompatibles entre elles et d’acquérir de nouvelles fonctions. De cette manière, les cyanobactéries multicellulaires acquièrent la capacité d’effectuer simultanément la photosynthèse et la fixation de l’azote, deux tâches en principe incompatibles car l’oxygène produit lors de la photosynthèse endommage de manière permanente les enzymes impliquées dans la fixation de l’azote.

Comment la diversité est elle générée ?

La théorie néo-darwinienne de l’évolution propose que la diversité biologique soit la conséquence d’accidents génétiques (mutations et recombinaisons de gènes, par exemple) survenant spontanément et au hasard, sans se soucier de leur utilité. Cependant, l’ampleur des gains adaptatifs conférés par la diversité suggère qu’un contrôle partiel de sa génération pourrait être bénéfique à la survie des systèmes biologiques. En soutien à cette hypothèse, de nombreux exemples de mécanismes générant une diversité génétique et phénotypique individuelle, nommée ici « générateur de diversité » (ou GD), ont été décrits, des procaryotes aux organismes multicellulaires complexes.
Ces GD partagent des propriétés fonctionnelles. Ils contribuent d’abord à la grande imprévisibilité de la composition et du comportement des systèmes biologiques. Ils favorisent ensuite la robustesse et la coopération parmi les populations. Enfin, ils fonctionnent principalement en manipulant les systèmes qui contrôlent l’interaction des êtres vivants avec leur environnement.
La nature des GD semble dépendante des stratégies reproductives dites r/K. Les organismes présentant un temps de génération court et de grandes populations (stratégie r) disposent de GD réactifs, tels que le transfert horizontal de gènes et les systèmes SOS. Ils génèrent une diversité en réponse aux stress environnementaux et participent à la dynamique bien connue de la Reine Rouge, où les compétiteurs doivent constamment évoluer pour survivre : « Now here, you see, it takes all the running you can do to keep in the same place » (Through the Looking-Glass, Lewis Carroll, 1871).


L’émergence d’organismes multicellulaires complexes, possédant un cycle de vie reproducteur long et des populations plus petites (stratégie K), a favorisé la sélection d’une nouvelle classe de GD telles que la reproduction sexuée obligatoire et la génération d’un répertoire immunitaire adaptatif, qui agissent par anticipation. La reproduction sexuée, par le processus de méiose, permet un important brassage d’allèles entre les parents et assure une grande diversité génétique à la descendance. De même, le répertoire immunitaire adaptatif est généré de manière aléatoire par la recombinaisons des gènes codant pour les récepteurs antigéniques au sein des lymphocytes. Ces GDs génèrent une dynamique distincte appelée Reine Blanche, en référence à la célèbre citation de la reine blanche dans Through the Looking-Glass : Sometimes I’ve believed as many as six impossible things before breakfast. Cette métaphore semble particulièrement appropriée car l’activité de ces GD repose sur une diversification phénotypique aléatoire, qui est rarement adaptative au seul niveau individuel et favorise surtout la population (impossible things), et qui anticipe le stress (before breakfast).
L’existence des GD conduit à considérer l’évolution comme un processus bien plus dynamique et à donner un nouveau sens au hasard. Si, comme l’affirmait Einstein, « Dieu ne joue pas aux dés », les entités biologiques semblent le faire fréquemment, ce qui expliquerait en partie leur grande adaptabilité et leur survie.
L’ubiquité des GD au sein du vivant confirme également que la diversité est indispensable à l’adaptation au stress environnemental et que l’autogénération régulée de la diversité doit être considérée comme un trait fondamental des systèmes biologiques.

Quelles conséquences ?

Il est urgent de reconsidérer l’importance de la diversité. Celle-ci n’est pas une simple richesse. C’est à la fois une propriété du vivant et une condition indispensable à sa survie. Par exemple, dans le domaine de l’éducation, est-il raisonnable de normaliser, de standardiser la formation intellectuelle des individus et des activités de recherche, alors que la diversité des comportements est source de robustesse, de synergie et de complexité dans tous les systèmes vivants ?
Dans le domaine de la production agricole, les plantes et les animaux ont été sélectionnés de manière intensive pour leur résistance et leur productivité. Bien que cette stratégie ait donné de bons résultats à court terme, il est raisonnable de douter de la capacité de populations homogènes à résister aux futurs changements climatiques et à l’émergence de nouveaux agents pathogènes. Seule la diversité peut garantir l’adaptation aux variations imprévisibles de l’environnement.
Enfin, l’importance de la diversité pour assurer la robustesse des systèmes biologiques suggère que la diminution de la diversité de la plupart des écosystèmes naturels pourrait, dans un avenir proche, entraîner un effondrement soudain de ceux-ci, ce qui aggraverait considérablement la difficulté de maintenir une production alimentaire stable.
Eric Muraille, Biologiste, Immunologiste. Maître de recherches au FNRS, Faculté de Médecine, Université Libre de Bruxelles, Université Libre de Bruxelles
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire