Le chromosome Y est-il en sursis ?
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Par Florence Rosier
http://www.lemonde.fr/sciences/article/2014/04/28/le-chromosome-y-est-il-en-sursis_4408538_1650684.htmlLe chromosome mâle est-il menacé d’extinction ? Si petit mais précieux, ténu mais têtu, le « Y » est-il, comme le prônent certains généticiens, condamné à s’amenuiser encore et encore, jusqu’à finir par s’effacer ? Ou bien est-il enfin devenu stable et résistant, comme l’affirment d’autres experts ? Depuis une dizaine d’années, le débat, souvent animé, parfois « haut en couleur » mais toujours élégant, oppose les meilleurs spécialistes du domaine. Il est aujourd’hui ravivé par plusieurs études, dont deux publiées le 24 avril dans Nature.
« A votre gauche, le grand et majestueux chromosome X. Sur sa droite, le minuscule et discret chromosome Y… Pourquoi riez-vous ? J’ai passé toute ma carrière scientifique à défendre l’honneur du chromosome Y, face aux insultes qui pleuvaient sur sa nature et ses perspectives d’avenir », témoignait, pince-sans-rire, le très distingué professeur David Page lors d’une conférence TED (technology, entertainment, design) à Boston, le 11 janvier 2013.
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Face à lui, en avocate générale : la flamboyante Jenny Graves, 73
ans, qui n’a rien de l’austérité attendue d’un accusateur public.
Volontiers provocatrice, elle aussi fait autorité dans son domaine : la
génétique évolutive. « Une scientifique très impressionnante », estime Eric Pailhoux, de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) à Jouy-en-Josas (Yvelines). « Une forte personnalité, passionnée et très attachante, mais aussi très respectée », dit Edith Heard, professeure au Collège de France et spécialiste du chromosome X à l’Institut Curie (Paris).Professeure émérite à l’Université nationale australienne, Jenny Graves prédit depuis plus de dix ans la « fin programmée » du chromosome Y : dans 10 millions d’années, annonçait-elle en 2002 dans Nature. Dans cinq millions d’années, prophétise-t-elle depuis 2009, tout en affûtant les arguments de cette sombre prophétie.
Lors d’une « lecture » donnée le 28 janvier 2010 au Carnegie Institution for Science, à Washington, Jenny Graves décrivait ainsi son approche : « La comparaison entre les mammifères et d’autres vertébrés partageant un lointain ancêtre, tels les kangourous et les ornithorynques, les “diables de Tasmanie” [des marsupiaux carnivores à l'apparence de petits chiens] et les “lézards-dragons”, nous aide à retracer l’histoire évolutive de nos chromosomes sexuels, mais aussi à comprendre leur caractère si étrange. Le chromosome X est ainsi rempli de gènes brain and balls. »
Brain, en anglais, désigne le cerveau. Quant au mot balls, il qualifie – en un terme fleuri que la décence interdit de traduire ici – les glandes génitales mâles. De fait, le chromosome X a accumulé, semble-t-il, des gènes importants dans la cognition et les fonctions reproductives mâles et femelles. Si bien que, dès 2002, Jenny Graves le qualifiait de chromosome « smart and sexy » (« intelligent et sexy »).
« LE Y HUMAIN EST DEVENU UN CHROMOSOME PATHÉTIQUEMENT PETIT »
Et la généticienne de poursuivre : « Ces gènes du X ont joué un rôle important dans l’évolution rapide de l’espèce humaine. De son côté, le Y humain est devenu un chromosome pathétiquement petit : il a perdu la plupart de ses gènes, hormis le gène de détermination du sexe mâle [le gène SRY]. Il se dégrade rapidement et pourrait bien avoir entièrement disparu dans les prochains millions d’années, avec des conséquences inconnues pour notre espèce. »
Pour comprendre la suite, il nous faut revenir, sur la fascinante histoire évolutive de nos chromosomes sexuels. Cette saga débute il y a environ 300 millions d’années. Auparavant, soit les animaux étaient hermaphrodites, soit leur sexe était déterminé par des facteurs de l’environnement – comme la température, aujourd’hui encore, chez le crocodile. Dans le règne animal, il n’y avait alors que des chromosomes non sexuels (autosomes). Mâles et femelles étaient strictement semblables, d’un point de vue chromosomique.
Mais chez un ancêtre commun à tous les mammifères, il y a 300 millions d’années, la mutation d’un gène (SOX3) a créé un nouveau gène, SRY, qui a déterminé les caractères du sexe mâle. Ce gène a surgi sur un des chromosomes d’une paire d’autosomes : l’ancêtre primitif du Y, ou « proto-Y ». L’autre chromosome de cette paire est devenu l’ancêtre du X : le « proto-X ». A ce stade, ces deux chromosomes restaient pourtant très semblables, hormis le gène de détermination du sexe.
LE Y HUMAIN A PERDU 97 % DE SES GÈNES ANCESTRAUX
Mais l’acquisition du gène SRY a entraîné l’accumulation progressive, sur le proto-Y, de mutations et de gènes bénéfiques pour le mâle. Avec pour effet une divergence croissante entre le proto-Y et le proto-X. Devenus trop différents, ces deux chromosomes ont alors perdu la capacité de se « recombiner » entre eux – c’est-à-dire d’échanger des fragments de chromosome, lors de la formation des cellules reproductives. Or cet échange est crucial pour l’autoréparation des chromosomes.
Le proto-Y ne pouvant plus se recombiner avec un partenaire, il est devenu vulnérable aux accumulations d’« accidents » génétiques. Il a ainsi collectionné les séquences d’ADN répétées, inversées, amplifiées (« amplicons ») ou en miroir (« palindromes »). D’où le surnom que lui a donné David Page : « Le Palais de cristal génétique ». Et cette accumulation a entraîné son amenuisement progressif. « Selon Jenny Graves, lorsqu’un chromosome comme le Y est bourré de séquences répétées, sa dégénérescence est inéluctable, explique Edith Heard. Car ces séquences répétées ou en miroir se recombinent entre elles. Des boucles se forment, et des fragments d’ADN à l’intérieur de la boucle sont éliminés. » Le chromosome Y a ainsi perdu les deux tiers de son matériel génétique ancestral. Le chromosome X, de son côté, a été préservé : les femelles étant dotées de deux X, ceux-ci ont conservé la possibilité de se recombiner entre eux − et de s’auto-réparer.
Il y a 300 millions d’années, raisonne Jenny Graves, le proto-Y hébergeait environ 1 500 gènes. Or, aujourd’hui, le Y humain ne compte plus que quelques dizaines de gènes : il a perdu 97 % de ses gènes ancestraux. « A ce rythme, calcule Jenny Graves, le chromosome Y aura totalement disparu d’ici à 5 millions d’années. » Ajoutant, implacable : « Si le chromosome Y obtient un succès évolutif, c’est en matière de spirale descendante. »
CHEZ LA SOURIS, SEULS DEUX GÈNES DU Y SUFFISENT POUR CRÉER DES MÂLES
Publiée dans Science, une étude du 24 novembre 2013 semble lui donner raison : chez la souris, seuls deux gènes du Y suffisent pour créer des mâles. L'équipe de Monika Ward (Université de Hawaï) a modifié génétiquement des souris, les privant de chromosome Y. Puis les chercheurs ont doté ces souris de seulement deux gènes provenant du Y : le gène SRY, qui gouverne la différenciation des gonades en testicules, et un second gène impliqué dans la fabrication des spermatozoïdes. Or ces souris ont été capables de produire du sperme, avec toutefois des anomalies. Mais les précurseurs de leurs spermatozoïdes, après fécondation in vitro, ont permis la naissance de mâles fertiles.
De son côté, le chromosome X comporte de nombreux gènes essentiels à la spermatogenèse : un rôle qu’on n’attendait pas forcément de ce chromosome. Jenny Graves en déduit que le Y n’est plus indispensable pour assurer ces fonctions « mâles »… Beau joueur, David Page admet cette « double vie » du X. Dans un article publié par son équipe dans Nature Genetics le 21 juillet 2013, il montre d’ailleurs que de vastes fragments du chromosome X se sont spécialisés dans la production du sperme. Ainsi, le X humain compte 340 gènes uniquement actifs dans le testicule.
Loin de désarmer, David Page a réuni ses bataillons d’arguments génétiques pour sauvegarder l’honneur en péril du Y. La dégénérescence du chromosome Y, affirme-t-il, a été stoppée il y a 25 millions d’années. Avec Jennifer Hughes, il a comparé les chromosomes Y de l’homme et du Macaque rhésus, dont les ancêtres ont divergé à cette époque. Leur étude montre que le chromosome Y n’a perdu qu’un seul gène au cours des vingt-cinq derniers millions d'années – mais aucun durant le dernier million d'années (Nature, 22 février 2012). « Au début de son histoire, le chromosome Y était en chute libre. Ses gènes ont été d’abord perdus à un rythme incroyablement rapide. Mais le Y s’est ensuite redressé et depuis il se porte bien. Cet article détruit l’idée qu’il pourrait disparaître », commentait alors le chevalier servant du chromosome mâle.
COMPARAISON DES GÈNES ACTIFS DU Y DE 15 MAMMIFÈRES
La défense du Y peut aussi s’appuyer sur cette étude parue le 9 janvier dans PLoS Genetics. Melissa Wilson Sayres, de l’université de Berkeley (Californie), a comparé chez 16 hommes – huit Européens, huit Africains – les séquences d’ADN de 27 gènes du chromosome Y. Et cette comparaison révèle une étonnante conservation. Les auteurs expliquent cette très faible diversité par la « sélection positive » de gènes importants pour le succès reproductif de l’espèce.
Publiés le 24 avril dans Nature, deux autres articles font clairement pencher la balance en faveur de la préservation du Y. Dans le commentaire qui accompagne ces études, Andrew Clark (Cornell University) conclut ainsi : « Le chromosome Y semble avoir un potentiel d’adaptation très rapide aux changements évolutifs. »
Dans le premier de ces articles, l’équipe d’Henrik Kaessmann (Université de Lausanne) a comparé les gènes actifs du Y de 15 mammifères. Premier résultat : chez les mammifères placentaires, les chromosomes X et Y ont cessé de se recombiner il y a 180 millions d’années. Mais, surtout, ce travail montre que si certains gènes du Y ont subsisté, c’est parce qu’ils sont essentiels : ils gouvernent l’activité d’autres gènes, produisant des « facteurs de transcription ». Ce sont de surcroît des gènes « sensibles au dosage » : ils ont impérativement besoin d’être présents en double exemplaire, à la fois sur le Y et sur le X. D’où leur préservation sur le Y.
« C’EST UNE TRÈS TRISTE NOUVELLE POUR TOUS LES HOMMES ICI PRÉSENTS »
La seconde étude, publiée par l’équipe de David Page, confirme l’importance de ces gènes résiduels du Y. Les auteurs ont comparé les chromosomes Y de huit mammifères. Ils montrent aussi que la « sensibilité de dosage » de ces gènes cruciaux, sur le Y, a créé une pression de sélection qui les a préservés. Non seulement ces gènes ancestraux interviendraient dans la formation des testicules et la production du sperme, mais ils seraient aussi essentiels à la viabilité des mâles. Ils pourraient même jouer un rôle dans certaines maladies liées au sexe.
Ce résultat est peut-être à rapprocher de cette étude suédoise, publiée le 28 avril dans Nature Genetics. Chez les hommes âgés, la perte du Y est fréquente dans les cellules sanguines. Mais l’équipe de Lars Forsberg montre que les hommes âgés qui ont le plus fort taux de perte du Y, dans ces cellules, ont aussi le plus de risques de cancer. Ils meurent en moyenne 5,5 ans plus tôt que ceux qui ont les plus faibles taux de perte du Y.
La polémique n’est pourtant pas close, car la thèse de Jenny Graves bénéficie d’un allié de poids, en la minuscule forme de rongeurs saugrenus, mâles bien que XX. Décrivant le chromosome Y comme un « accident évolutif », lors d’une conférence donnée le 3 avril 2013 devant l’Académie australienne des sciences, Jenny Graves remuait sans pitié le couteau dans la plaie : « C’est une très triste nouvelle pour tous les hommes ici présents. » Adoucissant toutefois son propos : « La bonne nouvelle, c’est qu’il existe aujourd’hui une multitude de petits rongeurs qui vivent très bien sans chromosome Y et sans gène SRY. »
Dans son Prologue aux Poètes, Aragon écrivait : « Tout peut changer de sens et de nature / Le bien le mal les lampes les voitures / Même le ciel au-dessus des maisons / Tout peut changer de rime et de raison / Rien n'être plus ce qu'aujourd'hui nous sommes / Tout peut changer mais non la femme et l'homme. » L’avenir dira s’il faut croire l’homme de lettres : la génétique rejoindra-t-elle ici la littérature ? Seuls nos lointains descendants le sauront.
Le second et dernier épisode de ce dossier sera à lire dans « Science & médecine » du 7 mai.
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